Histoire du tachu, pp.544-548
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Tu m'as un jour raconté celui-là, le tachu, le boiteux, l'humilié,
et que haïssaient ceux du village, car il vivait en parasite, abandonné,
venu un soir d'on ne sait où.
On lui criait:
« Tu es vermine de notre beau village. Tu es champignon sur notre
racine. »
Mais, le rencontrant, tu lui disais:
« Toi, le tachu, tu n'as donc point de père? »
Et il ne répondait pas.
Ou bien, car il n'avait d'amis que les bêtes ou les arbres:
« Pourquoi ne joues-tu point avec les garçons de ton âge?
»
Et il haussait les épaules sans te répondre. Car ceux de
son âge lui lançaient des pierres, vu qu'il boitait et qu'il
venait de loin, où tout est mal.
S'il se hasardait vers les jeux, les beaux garçons, les mieuix taillés
se campaient devant lui:
« Tu marches commme un crabe et ton village t'a vomi! tu enlaidis
le notre! c'était un beau village, marchant bien droit! »
Alors tu le voyais qui faisait simplement demi tour et s'éloignait,
tirant la jambe.
Tu lui disais, si tu le rencontrais:
« Toi, le tachu, tu n'as donc point de mère? »
Mais il ne te répondait pas. Il te regardait, le temps d'un éclair,
et rougissait.
Cependant, commme tu l'imaginais amer et triste, tu ne comprenais point
sa douleur tranquille. Ainsi était-il. Tel et non un autre.
Vint le soir où ceux du village le voulurent chasser à coups
de bâton:
« Cette graine de boiterie, qu'elle s'en aille se planter ailleurs!
»
Tu lui dis alors, l'ayant protégé:
« Toi, le tachu, tu n'as donc point de frère? »
Alors son visage s'illumina, et il te regardat droit dans les yeux:
« Oui! j'ai un frère! »
Et tout rouge d'orgueil il te raconta le frère aîné,
tel frère, et non un autre.
Capitaine quelque part dans l'empire. Dont le cheval était de telle
couleur, et non d'une autre, et sur lequel il fut pris en croupe, lui le
boiteux, lui le tachu, un jour de gloire. Tel jour et non un autre. Et
une fois encore réapparaîtrait le frère aîné.
Et ce frère aîné le prendrait encore en croupe, lui
le tachu, lui Ie boiteux, à la face du village. « Mais, te
disait l'enfant, je lui demanderai cette fois-ci de m'installer au-devant
de lui, sur l'encolure, et il voudra bien! Et c'est moi qui regarderai.
Et c'est moi qui proposerai: à gauche, à droite, plus vite!...
Pourquoi mon frère refuserait-il? Il est content s'il me voit rire.
Alors nous serons deux! »
Car il est autre chose qu'objet bancal enlaidi de taches de rousseur. Il
est d'autre chose que de soi même et de sa laideur. Il est d'un frère.
Et il a fait sa promenade en croupe, sur un cheval de guerre, un jour de
gloire!
Et vient l'aube du retour. Et l'enfant, tu le trouves assis sur le mur
bas, les jambes pendantes. Et les autres lui lancent des pierres:
« Eh! toi qui ne sais point courir, bigle de jambes! »
Mais il te regarde et te sourit. Tu es lié à lui par un pacte.
Tu es le témoin de l'infirmité de ceux-là qui ne voient
en lui que le tachu, que le boiteux, car il est d'un frère au cheval
de guerre.
Et le frère aujourd'hui le lavera de ses crachats et lui fera rempart,
de sa gloire, contre les pierres. Et lui le chétif sera purifié
par le grand vent d'un cheval au galop. Et l'on ne verra plus sa laideur,
car son frère est beau. Sera lavée son humiIiation car son
frère est de joie et de gloire. Et lui le tachu se réchauffera
dans son soleil. Et désormais les autres, l'ayant reconnu, l'inviteront
à tous leurs jeux: « Toi qui es de ton frère, viens
courir avec nous... tu es beau en ton frère. » Et il priera
son frère de les faire monter eux aussi, tour à tour, sur
l'encolure de son cheval de guerre, afin qu'ils soient, à leur tour,
abreuvés de vent. Il ne saurait tenir rigueur à ce petit
peuple de son ignorance. Il les aimera et leur dira : « A chaque
retour de mon frère je vous réunirai et il vous racontera
ses batailles... » Donc il se serre contre toi car tu sais. Et en
toi il n'est point difforme, car tu vois son frère aîné
au travers.
Mais tu venais lui dire d'oublier qu'il est un paradis et une rédemption
et un soleil. Tu venais le priver de l'armure qui le faisait courageux
sous les pierres. Tu venais le soumettre à sa boue. Tu venais lui
dire: « Mon petit d'homme, cherche autrement à exister, car
il n'est point à espérer de promenade en croupe sur un cheval
de guerre. Et comment lui annoncerais-tu que son frère a été
chassé de l'armée, qu'il s'achemine honteux vers le village,
et qu'il boite si bas, sur la route, qu'on lui jette des pierres ?
Et si, maintenant, tu me dis :
« Je l'ai moi-même désenseveli, mort, de la mare où
il se noya, car il ne pouvait plus vivre, faute de soleil ...»
Alors je pleurerai sur la misère des hommes. Et, par la grâce
de tel visage tachu, non d'un autre, de tel cheval de guerre, non d'un
autre, de telle promenade en croupe un jour de gloire, et non d'une autre,
de telle honte au seuil d'un village, non d'une autre, de telle mare enfin
dont tu m'as raconté les canards et la pauvre lessive qui séchait
sur les bords, voici que je rencontre Dieu, tant va loin ma pitié
au travers des hommes, car tu m'as guidé sur le véritable
sentier en me parlant de cet enfant-ci, et non d'un autre.