MESSAGE AUX JEUNES AMÉRICAINS (Décembre 1941)
Dorothy Thompson m'a demandé de vous dire quelques mots et
j'en ai été heureux. Je n'ai pas l'impression ici d'être
un auteur qui parle dans l'abstrait à un public. I1 me semble m'asseoir
simplement parmi vous, qui êtes des jeunes gens de bonne volonté,
en camarade, et me pencher avec vous sur un des problèmes qui nous
tiennent à coeur. Et surtout je vous parle ici comme j'aimerais
parler à ceux de chez moi. Ils sont loin. Soyez mes amis.
Vous êtes en guerre. Vous êtes jeunes. Vous vous préparez
à travailler et à vous battre pour votre pays. Mais il s'agit,
vous le savez, de plus encore que du sort de votre pays. C'est le sort
du monde qui est en jeu. Et vous vous préparez à travailler
et à vous battre pour la liberté dans le monde.
Si vous n'étiez que des soldats je vous parlerais comme à des soldats. Je vous dirais : «Laissez de côté tous les problêmes. Il n'en est plus qu'un : celui des armes.» Mais vous êtes jeunes et votre responsabilité est plus lourde encore que celle des soldats. Elle est double. Vous vous préparez à combattre pour la liberté. Mais cette liberté vous avez aussi à l'éclairer et à la bâtir.
Les mots s'usent chez les hommes, et perdent leur sens. Les théories scientifiques s'usent. Les formules sociales s'usent. C'est la rançon de la marche en avant de l'homme. Si vous ne voulez pas vivre d'une pensée morte, il vous faut perpétuellement la rajeunir. Or la liberté n'est pas un problème qui se puisse séparer des autres. Car pour que l'homme soit libre, il faut d'abord que ce soit un homme. Ainsi, au fond de tous les problèmes, c'est le problème de l'homme que vous rencontrerez.
Or la notion de liberté peut prendre des significations bien diverses. Ce peut être la liberté de vous retrancher de vos coutumes, de rompre avec vos traditions, de vous désintéresser de la communauté, dans la mesure où vous ne lésez pas autrui. Vous pouvez dire : «..La liberté de l'individu s'arrête là où cette liberté lèse le prochain.» Et vous ne lèsez point votre prochain si votre vie sociale se borne aux échanges nécessaires, tels que celui de votre travail contre du pain. Vous n'avez reçu que votre dû. Rien n'eût été changé par votre absence. Mais il se trouve que votre absence, si elle ne lèse pas le prochain, lèse la communauté, car elle est moins riche sans vous. Il convient d'enrichir la communauté parce qu'elle seule à son tour enrichit l'homme. On est l'homme d'une patrie, d'un métier, d'une civilisation, d'une religion. on n'est pas un homme tout court. Une cathédrale est faite de pierres. Les pierres composent la cathédrale. Mais la cathédrale ennoblit chacune des pierres. Elles deviennent «en » quelque chose. On n'est pas frère tout court. Les hommes ont soif de se trouver un lien. Ce lien peut être particulier. Les bossus peuvent fonder la secte des bossus. Quiconque n'est pas bossu en est exclu. Mais l'orgueil de la civilisalion chrétiennne, dont nous sommes issus, et que tous, croyants ou incroyants, nous faisons nôtre, est de chercher ce lien dans l'universel.
Le naziste s'efforce de définir l'Allemand, ou, plus difficilement, l'Aryen, pour en faire l'objet d'une religion exclusive. Nous cherchons à définir l'homme pour en faire la nôtre. Toute notre civilisation, avant tout, a cherché à définir l'homme. Lorsque vous exigez du médecin le plus célèbre et le plus utile que, malgré son importance, il risque sa vie pour un contagieux quelconque, vous soumettez la personne de ce médecin, non à un autre individu, mais à l'homme, dont le contagieux quelconque, aussi peu intéressant qu'il puisse être par lui-même, est alors le représentant. Si vous voulez purifier le mot Démocratie de tous les malentendus qui en embrouillent le visage, dites vous que le respect de la liberté s'y définit par le respect de l'homme, et que pour y apporter la fraternité il convient de fonder la communauté des hommes non sur l'exaltation des individus mais sur la soumission des individus au culte de l'homme.
Eh bien, cette construction d'un être plus vaste que vous, qui à son tour vous enrichira de ce qu'il exise, il n'est qu'un moyen de le fonder. Un seul. Les plus vieilles religions l'ont découvert, bien avant nous. Il est la base même de tout esprit religieux. De tout esprit social. Il est, si vous voulez, le « truc » essentiel. Et ce truc on l'avait un peu oublié depuis le progrès matériel. Ce truc c'est le sacrifice. Et par sacrifice je n'entends pas le renoncement aux biens de la vie, ni le désespoir dans la pénitence. Par sacrifice, j'entends le don gratuit. Le don qui n'exige rien en échange. Ce n'est pas ce que vous recevez qui vous fonde. C'est ce que vous donnez. Ce que vous donnez à la communauté fonde la communauté. Et l'existence d'une communauté enrichit votre propre substance.
Or, voyez vous, la nécessité impérieuse où s'est trouvé l'humanité d'arracher l'homme à l'esclavage, en lui assurant le fruit de son travail, a fait porter l'attention sur le travail valeur d'échange. Sur le travail marchandise. Mais nous ne devons pas oublier qu'un des aspects essentiels du travail n'est pas le salaire qu'il procure à l'homme, mais l'enrichissement spirituel qu'il lui apporte. Un chirurgien, un physicien, un jardinier ont plus de qualité humaine qu'un joueur de bridge. Une part du travail nourrit et l'autre fonde: c'est le don au travail qui fonde.
Dorothy Thompson vous invite ainsi à donner. Elle vous invite à fonder votre communauté. Quand vous rentrerez les moissons, sans salaire, pour le bien des États-Unis en guerre, alors vous contribuerez à fonder la communauté des États-Unis. Et ainsi votre fraternité.
Je voudrais dire ma propre expérience :
J'ai vécu durant huit années la vie de pilote de ligne. J'ai
touché un salaire. Je pouvais chaque mois me procurer quelques uns
des biens souhaités, avec l'argent de mon salaire. Mais si mon travail
de pilote de ligne ne m'avait rien assuré d'autre que ces avantages
quelconques, pourquoi l'aurais-je tant aimé ? Il m'a donné
bien plus. Mais il me faut reconnaître qu'il m'a enrichi véritablement,
là seulement où j'ai donné plus que je n'ai reçu.
Les nuits qui m'ont augmenté ne sont point celles au cours desquelles
je dépensais cet argent du salaire, mais celles où vers deux
heures du matin, à Buenos Aires, à l'époque où
l'on fondait les lignes, quand je venais de m'endormir épuisé
par une série de vols qui m'avaient tenu trente heures sans dormir,
un coup de téléphone brutal, dû à quelque accident
lointain, me tirait du lit : « Il faut que tu montes au terrain...
il faut filer vers le détroit de Magellan... » Et je me tirais
de mon lit, dans le froid de l'hiver, en maugréant. Je me remplissais
de café noir pour ne pas trop dormir en pilotant. Puis, après
une heure de voiture à travers la boue de chemins provisoires et
défoncés, je débarquais au terrain et retrouvais les
camarades. Je serrais des mains sans rien dire, mal réveillé
encore, grincheux, noué par ces rhumatismes que l'hiver fabrique
après deux nuits blanches... Je faisais lancer les moteurs. Je lisais
les prévisions météo comme un compte rendu de corvées:
les orages, le givre, la neige... et je décollais dans la nuit,
vers un petit jour douteux.
Or quand je pèse le dépôt que les évènements de ma vie ont laissé dans mon coeur, je découvre que compte seul le souvenir de ces corvées. Leur trace lumineuse me surprend. Je me souviens du goût de cette fraternité d'armes dans les dernières heures de la nuit. Ces mains serrées en maugréant, voilà que je reconnais avec surprise qu'elles ont laissé en moi la trace puissante d'un souvenir d'amour. Les recherches de camarades perdus, les dépannages en dissidence (1), l'excès de fatigue, cette part d'action que rien ne payait, je découvre que c'est d'abord elle qui m'a fait naitre, même si dans l'instant je n'ai pas compris son pouvoir. Quant au souvenir des nuits où j'usais ma solde, il n'est plus que cendre.
De mon travail, je n'ai jamais rien reçu qui comptât quand il n'était qu'objet d'échange au tarif kilométrique des pilotes de ligne. Mon travail ne valait rien si, en même temps qu'il me nourrissait matériellement, il ne me faisait point être « de » quelque chose. S'il ne me faisait point pilote « d'une » ligne, jardinier « d'un » jardin, architecte «d'une » cathédrale, soldat « d'une » France. Si nos créations de lignes nous enrichissaient le coeur, c'est à cause des dons quelles exigeaient de nous. La ligne naissait de nos dons. Une fois née, elle nous faisait naître. Si aujourd'hui je retrouve un camarade, je puis lui dire : « Te souviens-tu ?...» C'était une époque merveilleuse puisque noués par les mêmes dons, nous nous aimions les uns les autres.
Antoine de Saint-Exupéry.
(1) Allusion à la zone de dissidence maure du Rio de Oro, où les pilotes en panne entre Casablanca et Dakar couraient un danger. Saint Exupéry évoque ici la période où il fut chef d'aéroplace à Cap Juby (1927-1929).