LETTRE AUX FRANÇAIS (publiée dans le Times du 29 novembre 1942)
« D'abord la France.
La nuit allemande a achevé d'ensevelir le territoire.
Nous pouvions encore connaître quelque chose de ceux que nous aimions.
Nous pouvions encore leur dire notre tendresse, à défaut
de partager le mauvais pain de leur table. Nous les entendions, de loin,
respirer. C'est fini.
La France n'est plus que silence. Elle est perdue quelque part dans la
nuit, tous feux éteints, comme un navire. Sa conscience et sa vie
spirituelle sont ramassées dans son épaisseur. Nous ignorons
jusqu'au nom des otages que demain l'Allemagne fusillera.
C'est toujours dans les caves de l'oppression que se préparent les vérités nouvelles. Ne faisons pas les matamores. Ils sont quarante milllons, là-bas, à digérer leur esclavage. Nous n'apporterons pas la flamme spirituelle à ceux qui la nourrissent déjà, de leur propre substance, comme d'une cire. Ils résoudront mieux que nous les problèmes français. Ils disposeront de tous les droits. Rien de notre verbiage en matière de sociologie, de politique, d'art même, ne pèsera contre leur pensée. Ils ne liront guère nos livres. Ils n'écouteront pas nos discours. Nos idées, peut-être, les vomiront-ils. Soyons infiniment modestes. Nos discussions politiques sont des discussions de fantômes, et nos ambitions sont comiques. Nous ne représentons pas la France. Nous ne pouvons que la servir. Nous n'aurons droit, quoi que nous fassions, à aucune reconnaissance. Il n'est point de commune mesure entre le combat libre et l'écrasement dans la nuit. Il n'est point de commune mesure entre le métier de soldat et le métier d'otage. Ceux de là-bas sont les seuls véritables saints. Si nous avons l'honneur prochain de participer au combat, nous serons encore endettés. Nous ne sommes qu'un paquet de dettes. Là d'abord est la vérité fondamentale.
Français, réconcilions-nous pour servir.
Je dirai d'abord quelques mots afin d'essayer de les purger, sur les litiges
qui ont tourmenté les Français. Car il y a eu un malaise
français. Un malaise grave. Beaucoup d'entre nous qui ont souffert
des déchirements de leur conscience, ont le besoin d'être
apaisés. Qu'ils s'apaisent. Les chemins les plus divers, par le
miracle de l'action américaine, aboutissent au même carrefour.
A quoi bon s'embourber dans les anciens litiges? II convient d'unir non
de diviser, d'ouvrir les bras, et non d'exclure.
Nos litiges valaient-ils nos haines? Qui peut jamais prétendre
avoir absolument raison? Le champ visuel de l'homme est minuscule. Le langage
est un instrument imparfait. Les problèmes de la vie font éclater
toutes les formules.
Nons étions tous d'accord sur notre foi. Nous sonhaitions tous sauver
la France. Mais il se trouve que sauver la France c'était sauver
la France dans son esprit et dans sa chair. Que vaut l'héritage
spirituel s'il n'est plus d'héritiers? A quoi sert l'héritier
si l'Esprit est mort?
Les uns comme les autres nous condamnions tout esprit de collaboration
entre la France et l'Allemagne, mais, tandis que les uns accusaient la
France de trahison, les autres ne lisaient dans son comportement que l'effet
d'un chantage absolu. Il fallait bien qu'un syndic de faillite négociât
avec le vainqueur la cession à la France d'un peu de graisse pour
nos wagons de chemin de fer. (La France ne dispose plus, pour nourrir ses
villes, ni d'essence, ni même de chevaux.) Les officiers des Commissions
d'Armistice vous décriront plus tard ce chantage permanent et atroce.
Un quart de tour de clef sur les livraisons de cette denrée, et
il mourait cent mille enfants de plus dans les six mois. Quand meurt un
otage fusillé, son sacrifice rayonne. Sa mort sert de ciment à
l'unité française. Mais quand les Allemands exécutent,
par le simple retard d'un accord sur la graisse, cent mille otages de cinq
ans, rien ne compense cette lente et silencieuse hémorragie.
Quel est le taux d'enfants morts qui est acceptable? Quelle est la part
de concession qui est tolérable pour les sauver ? Qui peut répondre
?
Vous n'ignorez pas non plus qu'une dénonciation, par la France,
des conventions d'armistice eût équivalu juridiquement au
retour à l'état de guerre. Le retour à l'état
de guerre autorise l'occupant à faire prisonniers de guerre tous
les hommes mobilisables. Ce chantage pesait sur la France. La menace a
été formulée. Le chantage allemand ne plaisante pas.
Or, le pourrissoir des camps allemands ne restitue que des cadavres. Notre
pays était donc menacé de l'extermination pure et simple,
sous apparences légales et administratives, de ses six millions
d'hommes adultes. La France disposait de bâtons pour s'opposer à
cette chasse aux esclaves. Qui peut réellement juger ce qu'eût
dû être sa résistance ?
Voici enfin que l'établissement, en soixante-seize heures,
des alliés en Afrique du Nord, démontre peut-être que
l'Allemagne, malgré la cruauté de ses chantages, n'avait
pas réussi après deux années de pression, à
investir gravement cette Afrique du Nord. Il y a donc bien eu, quelque
part, en France, des efforts de résistance. La victoire d'Afrique
du Nord a été gagnée, peut être, en partie,
par nos cinq cent mille enfants morts. Qui oserait nous dire que ce chiffre
est insuffisant? Ah ! Français, il suffirait pour faire la paix
entre nous de ramener nos dissentiments à leurs proportions véritables.
Nous n'avons jamais été divisés que sur la valeur
à attribuer au chantage naziste.
Les uns pensaient: « S'il plait aux Allemands d'anéantir le
peuple de France, ils anéantiront celui-ci, quoi qu'il fasse. Le
chantage est à dédaigner. Rien n'impose à Vichy telle
décision ni telle parole. »
Les autres pensaient: « Non seulement il s'agit bien là d'un
chantage, mais il s'agit même d'un chantage dont la cruauté
est unique dans l'histoire du monde. La France, qui refuse les concessions
essentielles, ne dispose que de ruses verbales pour faire différer
de jour en jour son anéantissement. »
Croyez-vous, Français, que ces opinions diverses sur les intentions
véritables d'un gouvernement périmé, méritent
de nous faire nous haïr encore? Nos divergences d'opinion laissaient
intacte notre haine commune à l'égard de l'envahisseur. Or,
les litiges qui subsistaient, voici qu'ils n'ont même plus d'objet:
Vichy est mort.
Vichy a emporté dans la tombe ses inextricables problèmes,
son personnel contradictoire, ses sincérités et ses ruses,
ses lâchetés et ses courages. Abandonnons provisoirement le
rôle de jugement aux historiens et aux cours martiales d'après
guerre. Il est plus important de servir la France dans le présent
que de discuter son histoire.
L'occupation totale allemande a résolu tous nos litiges, et
apaisé nos drames de conscience. Voulez-vous, Français, vous
réconcilier? Il n'est plus l'ombre d'un motif véritable de
discussion entre nous. Abandonnons tout esprit de parti. Au nom de quoi
nous haïrions-nous? Au nom de quoi nous jalouserions-nous? Il ne s'agit
point de places à prendre. I1 ne s'agit point de course aux places.
Les seules places à prendre sont des places de soldats et, peut-être,
des lits tranquilles dans quelque petit cimetière d'Afrique du Nord.
La loi militaire française engage jusqu'à quarante-huit ans.
Nous devons tous être mobilisés, de dix-huit ans à
quarante-huit ans. Il ne s'agit plus de connaître si nous souhaitons
ou non nous dévouer. Il doit nous être demandé, pour
faire pencher la balance, de nous asseoir sur le plateau de la balance,
tous ensemble, tout simplement.
Cependant si nos anciens litiges ne sont plus que litiges d'historiens,
il est un autre danger de désunion. Ayons, Français, le courage
de le surmonter. Certains parmi nous se tourmentent au nom de tel chef
contre tel autre. De telle structure contre telle autre. Ils voient surgir,
à l'horizon, le fantôme de l'injustice. Pourquoi se compliquent-ils
la vie? Il n'est point d'injustice à craindre. Aucun de nos intérêts
personnels ne peut désormais être lésé. Quand
un maçon se dévoue à la construction d'une cathédrale,
la cathédrale ne saurait léser le maçon. Le seul rôle
attendu de nous est un rôle de guerre. Je me sens merveilleusement
assuré contre toute injustice. Qui peut se montrer injuste envers
moi puisque je caresse le seul rêve de retrouver à Tunis les
camarades du Groupe 2/33 en compagnie desquels j'ai vécu neuf mois
de campagne, puis la dure offensive allemande payée des deux tiers
de nos équipages, puis l'évasion en Afrique du Nord l'avant-veille
de l'armistice. Ne nous disputons pas entre Français au nom de préséances,
d'hommages rendus, de justice, de priorités. Il ne nous est rien
offert de tel. Il nous est offert des fusils. Il y en aura pour tout le
monde.
Si je me sens tellement tranquille, c'est qu'une fois de plus je
ne me reconnais aucune vocation pour le rôle de juge. L'ensemble
auquel je m'incorpore n'est pas un parti, ni une secte: c'est mon pays.
La structure provisoire française est affaire d'Etat. Que l'Angleterre
et les Etats-Unis fassent au mieux. Si notre ambition est de presser du
doigt une gâchette de mitrailleuse nous nous tourmenterons faiblement
au sujet de décisions qui nous apparaîtront comme secondaires.
Le chef véritable c'est cette France qui est condamnée au
silence. Haïssons les partis, les clans et les divisions.
Si le seul souhait que nous formons (nous avons le droit de le former puisqu'il
nous unit tous) est d'obéir à des chefs militaires, plutôt
qu'à des chefs politiques, c'est parce que le salut du soldat à
un soldat n'honore pas le soldat salué, ni un parti, mais la Nation.
Nous savons du Général De Gaulle comme du Général
Giraud, ce qu'ils pensent sur l'autorité: ils servent. Ils sont
les premiers des serviteurs. Cela nous suffit, puisque tous les litiges
qui pouvaient nous freiner hier sont suspendus, ou absorbés dans
le présent.
Voici, me semble-t-il, où nous en sommes. Il ne faut pas que nos
amis des Etats-Unis se fassent une fausse image de la France. On considère
un peu les Français comme un panier de crabes. C'est injuste. Les
polémistes parlent seuls. Ceux qui se taisent font peu de bruit...
Je propose à tous ceux des Français qui se sont tus jusqu'à
présent de rassurer M. Cordell Hull sur notre véritable état
d'esprit, en sortant une fois, une seule, de leur silence, et en lui expédiant,
chacun pour soi, un télégramme de ce genre-ci :
" Nous sollicitons l'honneur de servir sous quelque forme que ce
soit. Nous souhaitons la mobilisation militaire de tous les Français
des Etats-Unis. Nous acceptons d'avance toute structure qui sera jugée
la plus souhaitable. Mais haïssant tout esprit de division entre Français
nous la souhaitons simplement extérieure à la potitique.
»
Ils seront bien surpris au State Department, du nombre des Français
qui se prononceront pour l'union. Et cependant, malgré notre réputation,
la plupart d'entre nous ne se connaissent, au fond du coeur, que l'amour
de leur civilisation et de leur pays.
Français, réconcilions-nous. Quand nous nous trouverons en litige, à bord d'on bombardier, contre cinq ou six Messerschmidt, nos litiges anciens nous feront sourire. Lorsque, en 1940, je revenais de mission, à bord d'un avion troué de balles, je buvais avec jubilation un excellent Pernod au bar de mon escadrille. Et je gagnais mon Pernod au poker d'as soit à un camarade royaliste, soit à un camarade socialiste, soit au Lieutenant Israël, qui était le plus courageux d'entre nous et qui était juif. Et nous trinquions avec une tendresse profonde. »