Antoine de Saint-Exupéry a treize ans lorsqu'il
fait cette rédaction dont le sujet était:
« Racontez les tribulations d'un chapeau haut de forme. »
nota: les fautes d'orthographe se trouvent dans la copie originale.
ODYSSÉE D'UN CHAPEAU HAUT DE FORME
Je naquit dans une grande usine de chapeaus. Pendant plusieurs jours,
je subit toutes sortes de supplices: on me découpait, on me tendait,
on me vernissait. Enfin un soir je fus envoyé avec mes frères
chez le plus grand chapellier de paris.
On me mit à la vitrine; j'étais un des plus beaux hauts de
forme de l'attelage, j'étais si brillant que les femmes qui passaient
ne manquaient pas de se mirer dans mon verni; j'étais si élégant
qu'aucun gentleman distingué ne me voyait sans avoir pour moi un
regard de convoitise.
Je vivais dans un parfait repos en attendant le jour où j'allais
faire mon apparition dans le monde.
Un soir un homme distingué entra dans le magasin. Le marchand plein
de prévenances lui fit admirer mes frères, puis il me montra
plus longuement que les autres ; n'étais-je pas le plus beau? Enfin
le client me prit, me retourna, me contempla et finalement m'acheta.
Il sortit de sa poche un portefeuiille si bien garni que le marchand me
vendit un prix double de mon vrai prix: car il avait pour maxime de ne
jamais manquer les occasions et... les billets de banque.
Le lendemain, j'eus un brillant début. Mon propriétaire,
un gentlemann des plus elegants, me coiffa pour se rendre au cercle. Tous
ses amis admirèrent mes huit reflets, ma forme elegante et toutes
mes vertus. Pendant plusieurs mois je menais ainsi une existence exquise.
Avec quel soin on me préservait de la poussière! Un fidèle
domestique spécialement chargé de la garde robe de monsieur
avait pour moi des prevenances flatteuses!
J'étais astiqué tous les soirs, réastiqué tous
les matins.
Un soir j'appris que le cocher allait se marier ; mon propriétaire
qui voulait lui faire un cadeau me donna; et à partir de ce jour
j'abritais un nouveau crâne.
Mon existence changea légèrement d'abord : le premier jour
je roulais trois fois dans la boue et, o sort cruel, je ne fus même
pas essuyé.
Animé du vertueux désir de la vengeance, je me retrècis
si bien que le cocher ne put plus me coiffer! Alors un jour il me prit
sous le bras et me vendit sis sous à un fripier ...
Apres avoir été nettoyé je fus de nouveau mis à
la devanture, mais cette fois ce fut negligemment pendu à une ficelle
sale que je parus au public.
« Mathieu, approche...! tu as besoin d'un chapeau pour les fetes,
eh bien! en voilà un qui ferait bien ton affaire!... » Et Mathieu
m'acheta, tandis que Caroline, sa femme, s'extasiait devant ma splendeur.
Je ne sortais que les dimanches, et encore fallait-il que le ciel fut serein,
car mon prix de deux francs quarante cinq me valait une attention particulière.
Or un jour que Caroline et Mathieu se promenaient sur le quai de la Seine,
un furieux coup de vent m'envoya avec les oiseaux. Après quelques
secondes d'angoisse affreuse, je fus depose sur le fleuve, et je voguai
tranquille en compagnie des poissons qui contemplaient avec effroi cet
esquif d'un nouveau genre.
Je me sentis soudain tire par un long baton et depose surle rivage. Là
un vulgaire chiffonnier jeta sur moi des mains avides et bientot je subis
de nouveaux supplices dans une chaumière sale, obscure, petite,
qui n'était autre que le magasin du grand fournisseur de leur majesté
les rois d'Afrique.
De nouveau je fus empaqueté: pendant plusieurs jours je voyageais
ainsi, enveloppe de papier et de carton; enfin un beau matin j'ouvris les
yeux à la lumière et je vis avec effroi devant moi des etres
de couleur sombre dont la plus grande partie du visage était occupée
par les levres, et qui portaient pour tout vetement un caleçon de
bain demodé et des anneaux dans le nez et dans les oreilles.
Seul un de ces hommes étranges assis sur une caisse de biscuits
tenait dans sa main un sceptre fait d'un plumeau déplumé,
portait sur son dos une peau d'un lion que jadis il avait tué avec
une bravoure egale à son embonpoint.
Je fus respectueusement saisi par deux mains noires; j'eus un sursaut de
terreur et ne me rassurai que lorsque je vis qu'elles ne deteignaient pas;
puis je fus deposé sur le sommet de la masse noire qui formait le
roi.
Et là je passe encore des jours heureux. Quelquefois le soleil trop
ardent a bien fait fondre mon vernis, l'esprit pratique de mon maître
m'a bien fait parfois remplir l'emploi de casserole... mais je n'en vis
pas moins ornant la tete du terrible Bam-Boum le plus puissant prince du
pays.
...
J'écris ces lignes sur le declin de mes jours; esperant qu'elles
parviendront aux français, je leur dit que je suis dans un pays
où jamais n 'arrivera la mode de se passer de couvre-chef, et qu'au
contraire, quand je serai hors d'usage, j'espere bien etre venere à
titre de relique pour avoir orné le crane de mon illustre possesseur
Bam-Boum II roi du Niger.
Antoine de Saint Exupéry *
(*) Toute sa vie, Saint-Exupéry refusa d'écrire son nom
avec un trait d'union, prétendant que cela était d'un mauvais
usage, et c'est pourquoi ses premières oeuvres, publiées
chez Gallimard, le présentent exactement comme il a signé
ci-dessus.