Guillaumet,
Il paraît que tu arrives, et j'en ai le coeur un peu battant.
Si tu
savais quelle terrible vie j'ai menée depuis ton départ, et quel immense dégoût de la vie j'ai peu à peu appris à ressentir.
Parce que j'avais écrit ce malheureux livre, j'ai été condamné à la misère et à l'inimitié de mes camarades.
Mermoz te dira quelle réputation ceux qui ne m'ont pas vu et que j'aimais tant m'ont peu à peu faite.
On te dira combien je suis prétentieux!
Et pas un, de Toulouse à Dakar, qui en doute.
Un de mes plus graves soucis a été aussi ma dette, mais je n'ai même pas toujours pu payer mon gaz et je vis sur mes vieux vêtements d'il y a trois ans.
Pourtant, tu arrives peut-être au moment où le vent tourne, et je vais
peut-être pouvoir me libérer de mon remords.
Mes désillusions répétées, cette injustice de la légende m'ont empêché de t'écrire.
Peut-être toi aussi croyais-tu que j'avais changé. Et je ne pouvais pas me résoudre à me justifier devant le seul homme peut-être que je considère comme un frère. Jusqu'à Etienne, que je n'avais pourtant
jamais revu depuis l'Amérique et qui, malgré qu'il ne m'avait pas revu, a raconté ici, à des amis à moi, que j'étais devenu poseur!
Alors toute la vie est gâtée si les meilleurs des camarades se sont fait cette image de moi, et s'il est devenu un scandale que je pilote sur les lignes après le crime que j'ai fait en écrivant Vol de Nuit.
Tu sais, moi qui n'aimais pas les histoires!
Ne va pas à l'hôtel. Installe-toi dans mon appartement, il est à toi.
Moi, je vais travailler à la campagne dans quatre ou cinq jours.
Tu seras comme chez toi et tu auras le téléphone, ce qui est plus commode.
Mais peut-être refuseras-tu!
Et peut-être faudra-t-il
m'avouer que j'ai perdu même la meilleure de mes amitiés.
Saint Exupéry,
5, rue de Chanaleilles
Tél INV. 62-90.