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Un bien triste évènement
vient ternir la joie que tous éprouvaient à l'approche de
la victoire: le Commandant Saint-Exupéry n'est pas rentré.
Parti à 9h. pour la Savoie, sur le 233, il n'était pas rentré à 13 h. Les appels radio restèrent sans réponse et les radars alertés le cherchèrent en vain. A 14 h.30, il n'y avait plus d'espoir qu'il pût être encore en vol. Nous perdons en lui, non seulement notre camarade
le plus cher, mais celui qui était pour nous tous un grand exemple
de foi. S'il était venu partager nos risques malgré son âge,
ce n'était pas pour ajouter une vaine gloire à une carrière
déjà magnifiquement remplie, mais parce qu'il en sentait,
pour lui-même, le besoin. Bien sûr, nous avons tous le grand espoir
de le revoir bientôt; le destin ne dispose pas d'un homme armé
d'une expérience de 7000 heures de vol (1) et qui a résisté
à tant de coups durs. Il peut être posé en Suisse ou
camouflé dans le maquis savoyard; si même il est prisonnier,
ce n'est plus pour bien longtemps. Mais nous pensons tous à cette
joie qu'il n'aura pas de rentrer en France libérée avec nous. |
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Depuis, est survenue la révélation d'un allemand (M. Hermann Korth, aujourd'hui pasteur à l'Eglise protestante d'Aix la Chapelle), donnant la version, admise à peu près par tous, de la disparition, en Méditérranée, près de la côte Corse, de Saint-Exupéry, abattu par un Focke-Wulf 190. A bien examiner les faits, il semble qu'il n'y ait pas de certitude absolue. Il faut se souvenir, Gavoille l'a raconté à Delange (2), que le 30 juillet, entre 12 h. et 12 h. 15 (3), l'avion du pilote américain Mérédith avait précisément été abattu à 60 miles de la côte Corse, sur la route Nice-Bastia. Gavoille en fut témoin. N'y a-t-il confusion ? Il semble improbable qu'à 24 heures d'intervalle, au même point géographique, à la même heure, le même accident se soit reproduit. Je suis entré en relations avec le pasteur Hermann Korth. Il a courtoisement répondu à toutes mes questions. Sa conviction repose sur un texte en abrégé et sur une date manuscrite de son carnet privé. Il y ajoute ses souvenirs personnels. I1 n'a pas complètement dissipé mon incertitude. Voici les faits : Trois états-majors de la Luftwaffe étaient basés respectivement à Istres pour le Sud de la France, à Malcésine sur le lac de Garde pour l'Italie, et à Belgrade pour le Luftwaffen Kommando du Sud-Est. Hermann Korth était capitaine d'état-major à Malcésine . Il recevait tous les jours des rapports de ses deux voisins. Il raconte que, le 31 juillet 1944, il se souvient d'être resté très tard à son bureau, n'ayant pas voulu assister à la fête anniversaire d'un camarade. Il reçut d'Istres, à minuit, un message téléphonique tardif. (Ces communications avaient généralement lieu à 18 heures.) Le chiffre de l'état-major d'Istres était "Tribun". Les registres officiels étant déjà rangés, il nota le message, en abrégé, sur une feuille (Blatt) de son carnet personnel (Privattagebuch). Ce message émanait du capitaine Kant (4). Le voici (avec les mots complétés) : "Anr (uf) Trib (un) K (ant) Abschuss I Auf (klärer) brennend über See. Auf (klärung) Ajacc (io) unverändert (5)." M. Hermann Korth pensait transcrire, le lendemain, ce message sur ses registres. Il avait noté, dit-il, la date sur la feuille du carnet : 1er août. Il m'écrit : " Ausserdem pflegte ich in meinem Privattagebuch (6) immer am Abschluss eines Tages das Datumn des kommenden einzutragen. Dieser Tag war aber der 1ste August." (En outre j'avais toujours soin d'inscrire dans mon carnet personnel journalier, à la clôture d'un jour, la date du suivant. Ce jour était le 1er août). J'ai naturellement fait remarquer à M. Hermann Korth la similitude des circonstances authentiques de de la mort de Mérédith et des circonstances présumées de la mort de Saint-Exupéry. Il m'a simplement répondu : " über den Tod von Mérédith hab ich schon gelesen. Doch besteht über das Datum des Anrufes kein Zweifel". Il a lu le récit de la mort de Mérédith. Il n'admet aucun doute sur la date de l'appel du capitaine Kant, le 31 juillet 1944. C'est tout (7). Sur la disparition de Saint-Exupéry, le champ des hypothèses reste donc ouvert. Il a pu être victime : - soit d'une panne d'inhalateur. Il en avait eu une bénigne 15 juin et une plus grave le 14 juillet, en haute altitude; - soit d'un accident mécaniqne comme le 6 juin oú l'incendlie d'un moteur (éteint spontanément)l avait troué son capot -et comme 29 juin où la panne d'un moteur l'avait contraint à rentrer à basse altitude et à vitesse réduite en survolant le territoire italien ; - soit enfin de la chasse ennemie en un lieu qui ne saurait être précisé. Dans chacune de ces trois hypothèses, il peut être tombé en haute montagne, dans le massif des Alpes en quelque endroit où ni son corps ni son appareil n'ont pu être retrouvés. Quoi qu'il en soit, je voudrais signaler la tragique ironie du texte français publié, mal traduit de l'allemand et trop souvent répété depuis: " ... destruction d'un avion d'observation brûlant sur mer, après combat". Après combat? Le texte de l'appel ne le dit nullement. On sait que le P.38 n'avait aucune arme. Il n'y a pas combat quand il y a un chasseur et un gibier ! Ce mot combat me parait bien irritant. Déjà en 1939-40, volant sur triplace Bloch, avec mitrailleur, Saint-Ex écrivait: " Un groupe de chasse assassine plutôt qu'il ne combat" (PILOTE DE GUERRE). A fortiori quand il s'agit d'un avion sans défense. De quel coeur navré, mais aussi avec quelle
admiration, n'ai-je pas lu ces lignes que Gavoille m'écrivait récemment.
Je lui avais demandé son opinion sur la disparition de Saint-Ex.
Gavoille croit qu'il peut avoir été abattu par la chasse
allemande, il ne sait où, et voici son commentaire:
(1) Ici le chiffre est arrondi |